Publié le 18-12-2025
En 2021, j’écrivais un article avec le même titre, qui revenait sur cinq ans d’entrepreneuriat : les déboires d’une fusion compliquée, les hauts et les bas d’une entreprise atteignant la barre fatidique des 50 salariés, et mon départ vers une nouvelle aventure en plein COVID.
Cet article n’a jamais été publié, par crainte qu’il ne soit qu’un récit très spécifique à mon cas et inintéressant pour les lecteurs. Pourtant, à la lecture récente de “In 2025, I thought a lot about the things I want to say to my boss”, je me rends compte que ce genre d’histoire se répète partout.
Il est impossible de couvrir toutes les raisons pouvant mener à des frustrations ou des conflits au sein d’une petite ou moyenne structure. Pourtant, certains sujets semblent être une source récurrente de problèmes. Voici un regard tiré de mes 10 années d’expérience, en tant que salarié mais aussi en tant qu’entrepreneur.

Contexte
J’ai monté ma société en 2015 avec deux amis rencontrés pendant nos études. Nous voulions devenir les premiers acteurs “pure-player” de la cybersécurité en Normandie. Après quelques mois de réflexion, nous avons démarré SYNHACK dans un petit 16 m² à Seine Innopolis.
À cette époque, nous connaissions les amplitudes horaires de dingue, le stress permanent, l’incertitude de savoir si nous serions un jour payés, et si l’entreprise survivrait. Mais quand on fait ce qu’on aime, on se sent intouchable !
Le 16 m² s’est transformé en 48, puis 80, puis de nouveaux locaux. Aucune fatigue, l’impression de faire quelque chose d’utile, et surtout la possibilité d’embarquer d’autres personnes dans l’aventure !

C’est à ce moment-là que nous avons dû commencer à faire des choix stratégiques. Amener des gens dans l’aventure, c’est enthousiasmant… mais il fallait aussi s’assurer qu’ils soient payés, motivés et heureux de rester avec nous.
C’est peut-être une vision naïve, mais je viens d’un milieu où l’on fait la majorité de sa carrière dans une entreprise et on n’en change que si elle ferme. Si je devais grossir le trait : l’entreprise, c’est notre foyer, nos collègues, c’est notre famille.
Avec SYNHACK, j’ai eu la chance de travailler avec une équipe formidable, sur des projets de dingues, et tout cela, je crois, dans une excellente ambiance.
Créer une entreprise en sortie d’école est absolument génial et formateur. On fait beaucoup d’erreurs, mais on peut pivoter rapidement sans subir l’inertie d’une grande structure. Et surtout, on n’a rien à perdre si l’on se vautre.
Le revers de la médaille : on sort rarement d’une école avec un gros carnet d’adresses, et les entreprises sont souvent réticentes à nous faire confiance, surtout dans le domaine de la sécurité offensive.
Après trois ans d’activité, une structure parisienne plus expérimentée nous a approchés, intéressée par notre savoir-faire en pentest et en R&D. La proposition : fusionner les deux structures pour créer un acteur capable de répondre à tous les besoins de nos clients, en alliant notre expertise technique à leur savoir-faire en GRC et résilience.
L’idée était ultra intéressante et, pour être franc, nous permettait de lever un peu le pied tout en sécurisant les salaires de chacun. Après quelques mois de paperasse, nous sommes devenus associés d’une structure parisiano-rouennaise d’une quinzaine de collaborateurs.
Certains diraient que c’est ici que les problèmes ont commencé. Loin de les contredire, je dirais que c’est aussi là que j’ai énormément appris.
FUUUUUUUSION
Avec la fusion, nous sommes passés de 3 à 5 associés, avec deux générations d’entrepreneurs et deux historiques de gestion. Loin d’être insurmontable, quelques ajustements ont été nécessaires, et la cohabitation est rapidement devenue naturelle. Nous avons créé une vraie synergie entre les équipes et surtout fusionné nos systèmes d’information en un seul et cohérent. Passer sur les mêmes outils, procédures et métriques a clairement facilité le rapprochement.

Néanmoins, nous n’avions pas suffisamment anticipé l’attribution des tâches au sein du nouveau conseil d’administration et du CODIR. Après une fusion, on touche rarement à l’organigramme existant, car il “fonctionne”, mais cela crée vite des problèmes.
Deux modèles sont souvent adoptés :
- Fusionner les CODIR des entités dans un seul comité
- Maintenir les CODIR séparés et créer un CODIR groupe restreint
Spoiler: Les deux sont clairement une mauvaise idée.
Dans notre cas, nous avons choisi la première solution. Les premiers mois se sont bien passés, chacun se découvrait. Mais lorsque la société a pris en maturité, les limites du modèle sont apparues rapidement :
- Conflits de périmètres
- Deux personnes n’étaient jamais d’accord et ne cédaient pas.
- Résultat : absence de décisions opérationnelles sur certains sujets, beaucoup d’énergie dépensée pour peu de résultat. Les premiers signes de burnout sont apparus.
- Cannibalisation d’un rôle
- L’une des deux personnes a cannibalisé l’autre, la rendant quasi invisible.
- Les décisions étaient appliquées, mais la personne “oubliée” était frustrée et peu écoutée, on avait là un début de bore-out.
Ce que j’ai retenu de cette période, c’est que la structure opérationnelle doit être rapidement définie après une fusion. Les doublons doivent être réglés pour obtenir un CODIR cohérent.
Dans certains cas spécifiques, il est possible de scinder certains périmètres :
- Plusieurs responsables techniques ? Un pour l’opérationnel, un pour l’innovation.
- Plusieurs responsables RH ? Un pour le recrutement, un pour la gestion de carrière.
Ce n’est pas idéal, mais des fiches de postes précises permettent de clarifier les rôles et de ne laisser personne sur le carreau.

D’ailleurs, cela nous amène au second problème : la gestion de la croissance.
Nouveaux joueurs, nouvelles règles
Une des premières crises que nous avons eu à gérer, a été la croissance très rapide des effectifs. Dit comme ça, ça paraît attrayant ; dans les faits, ça a été un enfer. Il a fallu recruter rapidement, former de nouvelles têtes et structurer l’organisation. Le processus a été chronophage et nous avons commis des erreurs pouvant mettre en péril la cohésion de l’équipe.

Lorsque l’on grandit, il est nécessaire de consolider la structure. On recrute parfois des collaborateurs “non productifs”, on formalise des procédures et on précise les rôles. Idéalement, cela se fait progressivement, afin de conduire le changement sans provoquer de conflits d’égo. Dans notre cas, suivre le rythme nous a empêchés de faire les choses correctement. Avec le recul, nous aurions dû lever le pied et créer une structure solide, prête pour la croissance qui nous attendait.
On parle souvent du difficile cap des 50 salariés pour les entreprises, notamment avec le lot d’obligation que cela amène. Néanmoins d’expérience, c’est à partir de 30 collaborateurs que beaucoup de société tremblent voire s’effondre faute de structuration adaptées.
Et cela pose un troisième problème : la création de managers qui ne sont pas préparés à manager.
Tu seras manager mon fils
Dans la grande majorité des sociétés, les évolutions de carrière se traduisent souvent par des changements de poste menant au management d’équipe. C’est une tradition qui a la peau dure et qui crée pourtant beaucoup de désordres humains. Elle est si connue qu’on lui a donné un nom : le principe de Peter. D’après Wikipedia :
Selon ce principe, « dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence », avec pour corollaire que « avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité ». Au cours de sa carrière, un employé compétent va en effet être promu à des responsabilités toujours plus élevées, jusqu’à arriver à un poste pour lequel il n’a pas les compétences requises.
Dans une croissance rapide, il est courant de mettre la personne présente depuis le début au poste de manager et de recruter en dessous de nouvelles ressources. Cela permet d’avancer vite et de ménager les égos. Malheureusement, croire qu’un excellent technicien se transformera en excellent manager sans formation ni accompagnement est un doux rêve. Comme pour la structuration, nous aurions dû prendre notre temps : nommer les bonnes personnes aux bons postes et recruter ou former les profils qu’il nous manquait.

De manière générale, il faut en finir avec cette course aux responsabilités. Ce n’est pas une évolution logique de devenir manager. Évoluer dans sa carrière ne doit pas être seulement synonyme de changement de poste ! Si les objectifs de l’entreprise sont clairs et sains, chacun a un rôle à jouer, et aucun poste ne devrait paraître plus important ou prestigieux qu’un autre.
D’ailleurs, on en arrive au quatrième problème récurrent : les divergences d’opinion.
Des objectifs communs
Ce qui fait la cohésion d’une équipe, pour moi, c’est l’alignement des objectifs de chacun. Si tout le monde va dans la même direction, il y a peu de frictions et le navire avance presque tout seul. Même si les destinations diffèrent, tant que l’on emprunte le même chemin, ça fonctionne.

Quand on fusionne, c’est souvent plus compliqué : davantage de personnes à bord, des cultures différentes et parfois des objectifs divergents. C’est là que la direction doit jouer son rôle de capitaine : ajuster le cap et embarquer tout le monde. C’est aussi là qu’un CODIR est mis à rude épreuve.
Dans notre cas, la tempête est arrivée avec la COVID19. Les comités de direction sont devenus de plus en plus tendus pour maintenir le cap. Des tensions sont apparues, des clans se sont formés et les objectifs ont commencé à diverger. Les équipes ont reçu des messages incohérents, et la cohésion a commencé à disparaître.
Maintenir l’unité est fondamental dans les crises. Anticiper ce genre de situations quand tout roule devrait être une priorité pour éviter qu’une crise ne s’ajoute à une autre, et un CODIR préparé joue ici un rôle crucial.
Soit le cool kid, pas un cosplay
Peut-être est-ce un biais personnel, mais pour moi, une culture d’entreprise ne se crée pas de toutes pièces. Elle émerge naturellement et s’entretient au fil des années. Bien sûr, elle évolue avec le temps, au gré des équipes, des locaux, des technologies… C’est d’ailleurs à cause de ce sujet que “The things I want to say to my boss” a fortement raisonné en moi.
Ce que j’ai appris, c’est qu’on ne peut pas la contrôler. Tu peux installer un babyfoot, une machine à café à grain, organiser des séminaires, des afterworks ou des escape games… si elle ne vient pas des équipes, rien de tout cela ne fonctionnera.
La vraie culture d’entreprise, ce sont les discussions, les initiatives, les amitiés et la transmission naturelle aux nouveaux arrivants. Investis dans les gens, pas dans les décorations : ce sont eux qui feront vivre ton entreprise. Ta culture d’entreprise, c’est plus qu’un post LinkedIn ou des goodies.

Si tu as besoins de communiquer sur le fait que ton entreprise est cool, que tu es un bon leader, c’est que tu es à côté de la plaque. Au final, une bonne gestion ne se mesure jamais à ce que vous dites de vous-même. Il se mesure à ce que les gens disent lorsque vous n’êtes pas dans la pièce.
Quand tu sens que les relations se tendent ou que l’engagement diminue, le premier réflexe devrait être d’aller discuter. Chercher à comprendre ce qui se joue, écouter réellement, et prendre le temps d’échanger avant de réagir. Les signaux existent toujours : les gens parlent, parfois beaucoup, encore faut-il accepter de les entendre.
Il n’existe pas de solution magique pour revenir à un fonctionnement fluide. En revanche, certaines réponses sont presque toujours contre-productives :
- renforcer la répression ou le contrôle,
- instaurer une distance avec les équipes,
- laisser se former des clans ou des oppositions.
Ces approches peuvent donner l’illusion de reprendre la main, mais elles ne font que déplacer le problème et aggravent le déséquilibre de fond au lieu de le traiter.
Fait ce que je dis pas ce que je fais
Une des erreurs que nous avons commises lorsque les relations se tendaient a été de vouloir remettre de la rigueur à tous les étages de l’entreprise. Nous avons revu les politiques de télétravail, la gestion des notes de frais, les plannings, les recrutements et l’analyse des compte-rendus d’activité des consultants.
À l’origine, l’idée était d’endiguer les pertes inutiles et d’obtenir des métriques pour mieux comprendre ce qui se passait. Malheureusement, pour les équipes, cela ressemblait à des décisions répressives qui leur rejetaient la faute, plutôt que de regarder du côté de la direction.
Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil ?
En effet, nous aurions dû faire notre autoscopie et corriger nos propres déviances :
- Je pars à 15h alors que je demande à mes équipes de respecter les horaires.
- Je prône la transparence, mais négocie les primes dans des bureaux fermés.
- Je demande de la bienveillance, mais j’humilie en réunion quand la pression monte.
- Je parle d’éthique et bienveillance, mais tolère les comportements toxiques tant qu’ils rapportent.
Si tu veux de la loyauté, de la créativité ou de l’honnêteté, tu dois la gagner et la mériter. Être exemplaire et rigoureux est le seul moyen d’être écouté, parfois suivi.
La régie, cette plaie.
S’il faut un dernier clou dans le cercueil d’une entreprise qui meurt, il viendra souvent de quelqu’un prêt à vendre père et mère pour toucher son variable. Dans une ESN, quand on commence à perdre le cap, ce sont souvent ceux qui trouvent l’argent qui tiennent la boussole.
Que ce soit en tant qu’associé ou salarié, le poison arrive souvent via la régie, aussi appelée mission longue durée ou assistance technique (de la novlangue pour dire “vente de viande”), et par la vente de matériel ou de licences permettant de générer rapidement du chiffre d’affaires. Une solution efficace pour toutes les SSII en perte de vitesse sur les mission d’expertise au forfait ou en manque d’inspiration pour tirer son épingle du jeu.
Présentée comme provisoire, cette solution devient vite la norme. Les équipes se vident, parfois pour être internalisées chez les clients ou débauchées par des confrères n’ayant pas encore sauté le pas de la régie.
Les conséquences sont multiples, les équipes techniques deviennent des coquilles creuses sans âmes et sans mémoires. L’expertise et l’innovation quitte l’ADN de l’entreprise, qui par conséquent à de plus en plus de mal à vendre ses prestations aux forfaits faute de ressource.
Enfin, faute d’histoire à raconter, la société devient un simple cabinet de recrutement pour ces clients.

Mais du coup, pourquoi fait-on ça ? Et bien parce que ceux qui tiennent la boussole n’y perdent rien. Vendre un profil pendant 6 mois en une vente est beaucoup moins chronophage que vendre plusieurs forfaits courts. Tant que le client est satisfait, il suffit de renouveler la mission. C’est lucratif et facile.
La COVID19 a mis ce mécanisme en lumière : nos forfaits se sont arrêtés instantanément le jour où le confinement a été déclenché. Dans les premières semaines, les régies que nous avions, ont continué chez les clients et ont permis d’absorber les pertes côté forfaits. Puis la tendance s’est inversée : les forfaits ont commencé à reprendre tranquillement, tandis que les régies se sont effondrées, les clients ayant besoin de se reconcentrer sur leurs ressources internes.
La conséquence quand vous devenez une agence de recrutement, c’est que vous placez des profils spécifiques chez les clients en espérant que cela dure. Puis un jour, ils finissent par terminer leur mission, et en gros vous avez deux choix :
- Virer la personne
- Essayer de la replacer ailleurs
Et devinez ce que demande celui qui tient la boussole quand il craint pour sa prime avec des profils inoccupés ?
Est-ce qu’il y a une solution ? Probablement. Simple ? non.
J’imagine que le modèle de rémunération classique des commerciaux est l’une des raisons de cette dérive. Quelques pistes peuvent être étudiée en fonction du contexte :
- Fin du variable individuel et transfert du bonus au technicien en cas de mission hors périmètre
- Priorisation des missions stratégiques avec bonus associé
- Direction technique et stratégique solide, garantissant les valeurs de l’entreprise
- Objectifs diversifiés : qualité des missions, rétention des équipes, satisfaction des consultants
- Élimination rapide des commerciaux toxiques : un toxique performant détruit plus de valeur qu’il n’en crée
Au final, tout se résume à un point : aligner les objectifs et le modèle. Quand tout est cohérent, l’équipe tient. Sinon, elle explose.
TLDR
On n’a ici évoqué qu’une infime partie des sujets qui touchent les entreprises de services. J’aurais aussi pu citer :
- la gestion des entretiens annuels,
- la santé mentale,
- le télé-travail,
- les plans de formation et de certification,
- la gestion des égos des consultants,
- ou encore la réunionite aiguë.
Mais à mon humble avis, les éléments que j’ai détaillés ci-dessus représentent les causes récurrentes du mal-être chez les collaborateurs et contribuent à l’image déplorable des sociétés de services.
Renommer une SSII en ESN, ou une régie en “mission longue durée”, ne change rien au problème et entretient un modèle malade. Changer de nom ne suffit pas : il faut repenser les fondamentaux pour que les équipes puissent réellement s’épanouir.
Si je dois résumer ce que mon expérience m’a apprise en quelques lignes :
- Une culture d’entreprise ne se décrète pas.
- Une croissance doit être maîtrisée.
- Un hyper technicien ne sera probablement jamais un manager.
- La communication doit exister à tous les niveaux de l’entreprise.
- Les équipes ont besoin d’une vision claire et d’une feuille de route commune.
- Un commercial qui vend n’importe quoi doit perdre de l’argent, pas en gagner.
- Ce n’est pas le pôle marketing qui rattrapera ton incompétence
- Et ce n’est pas un mug ou un slogan qui réparera une ambiance qui se dégrade.
Se planter n’est pas une fatalité ; c’est même courant en entrepreneuriat. Ce qui compte vraiment, c’est d’apprendre, de capitaliser sur ses erreurs, d’échanger avec les autres et de transmettre son expérience. C’est ainsi que l’on évite de reproduire les mêmes erreurs, encore et encore, tout en protégeant les vies et les familles embarquées dans l’aventure.
Et si, plutôt que de croire au génie providentiel, on misait sur le collectif ? Les SCOP et autres modèles coopératifs ne seraient-ils pas une solution pour construire des entreprises plus solides, humaines et durables, capables de traverser les crises sans sacrifier leurs équipes ? Et si elles mettaient fin à cette épidémie qui touchent bon nombre d’ESN ?